Eleanor Hart (chercheuse à l’Institut ouïghour d’Europe), avec les contributions de Jo Smith Finley, Dirk Moses, Erin Farrell Rosenberg et Adrian Zenz
Une version abrégée de cet article a été publié par le média Analyse Opinion Critique et est disponible ici : Génocide ouïghour : l’émergence d’un consensus scientifique – AOC media – Analyse Opinion Critique.
Jeudi 20 janvier 2022 fut un jour historique pour la France et pour le peuple ouïghour. Ce jour l’Assemblée nationale française vota presque à l’unanimité en faveur d’une résolution pour :
[L]a reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences politiques systématiques ainsi que des crimes contre l’humanité actuellement perpétrés par la République populaire de Chine [RPC] à l’égard des Ouïghours.
Ce vote favorable eut lieu après que des membres clés de l’Assemblée nationale se soient informées de la définition juridique du génocide et de son applicabilité à la situation ouïghoure, et fut le résultat du travail qu’ils ont effectué par la suite au sein de leurs groupes parlementaires. Ils se sont familiarisés avec la situation par le biais de témoignages de survivants ouïghours, ainsi qu’en consultant les travaux des spécialistes en études ouïghoures et chinoises et en droit. Ce fut donc un vote délibéré et éclairé.
Cependant, il semble que la confusion persiste autour de l’utilisation du terme « génocide » appliqué à la situation ouïghoure. Ce texte ne prétend pas aborder tous les arguments qui circulèrent avant, pendant et après les débats tenus à l’Assemblée nationale. Néanmoins, nous estimons important de réagir à l’argument avancé selon lequel il n’existe pas de « consensus scientifique » sur l’application du concept de génocide aux politiques menées par la RPC à l’encontre du peuple ouïghour. Nous répondrons également à l’affirmation selon laquelle l’appellation de génocide n’est pas pertinente car la situation ne présente pas de massacres. Nous aborderons alors la notion de génocide, tout d’abord par sa définition juridique, en expliquant comment le génocide, selon le texte de loi et la jurisprudence qui l’accompagne, est considéré comme ayant lieu au sein de la région ouïghoure. Nous nous tournerons ensuite vers le domaine universitaire des études sur le génocide, dans la mesure où cela est pertinent, qui examine le génocide en tant que phénomène historique. Ce faisant nous fournirons des références au lecteur, qu’il est invité à consulter s’il le souhaite.
Tout d’abord, la notion de « consensus scientifique » est problématique en ce qui concerne la discussion entre experts au sujet d’un possible génocide à l’encontre des Ouïghours. Cette question est abordée, d’une part, par des experts en droit international, qui travaillent à partir de la définition juridique du génocide telle qu’elle figure dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, et d’autre part, par des universitaires en sciences sociales, qui sont soit des spécialistes des études sur le génocide, soit des experts de la région ouïghoure et/ou de la politique ethnique en Chine. Leurs travaux sont complémentaires, mais l’élaboration d’un consensus dans chacun de ces domaines n’est pas un processus commun, car les outils et les méthodes employés par les deux groupes de spécialistes sont différents. En outre, en sciences sociales, une distinction est faite entre génocide et génocide culturel. Les divergences sont inévitables, comme dans toutes discussions entre spécialistes, mais nous pouvons clairement distinguer l’émergence d’un consensus quant à la nature génocidaire des crimes perpétrés dans la région ouïghoure, les discussions se poursuivant quant au type de violence génocidaire dont il s’agit.
Le terme « génocide » doit être compris comme un processus, et non comme un événement (Rosenberg, 2012). Raphael Lemkin, le juriste polonais qui inventa le néologisme en 1944, apporta non seulement une contribution importante à l’élaboration de la définition juridique, mais permit aussi l’émergence d’un nouveau domaine d’étude – les études sur le génocide – qui compte aujourd’hui un nombre important de spécialistes. Nous nous tournerons vers les travaux de ces spécialistes pour compléter notre compréhension du terme. Avant cela, il est nécessaire d’examiner la Convention sur le génocide ainsi que la jurisprudence existante.
La définition juridique du génocide
Pour s’éloigner d’une interprétation réductrice et incorrecte du génocide, nous commençons par affirmer que, selon le droit international, le génocide ne se définit pas uniquement comme des meurtres de masse. Le crime de génocide est défini « en fonction de trois éléments constitutifs : (1) les victimes font partie d’un groupe protégé […], (2) le ou les auteurs ont commis un ou plusieurs actes énumérés contre des membres du groupe, et (3) le ou les auteurs ont agi dans l’intention de détruire le groupe protégé, en tout ou en partie » (Van Schaack, 2021). Selon la définition de la Convention de 1948 (détaillée à l’article II), le génocide « s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » :
- Meurtre de membres du groupe ;
- Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
- Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
- Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
- Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Ces actes génocidaires, selon la Cour internationale de justice (CIJ), sont ceux qui impliquent « la destruction physique ou biologique d’un groupe » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), 2015, 63, para.136). Comme le montre la définition citée ci-dessus, les meurtres ne sont qu’un des cinq actes génocidaires, et les termes « massacre » ou « meurtre de masse » n’apparaissent pas dans le texte. Les actes ne sont pas énumérés par ordre d’importance, et un seul d’entre eux, s’il est commis dans l’intention de détruire le groupe en tout ou en partie, suffit à qualifier un génocide. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) spécifia :
Contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à l’anéantissement de fait d’un groupe tout entier, mais s’entend dès lors que l’un des actes visés à l’article 2(2)a) à 2(2)e) a été commis dans l’intention spécifique de détruire « tout ou partie » d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux (Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, 1998 : para.497)
Malgré cela, il existe une tendance à ne considérer comme génocide que les situations qui incluent le premier acte énuméré, à savoir « meurtre de membres du groupe ». Cela nie ou minimise la gravité des autres actes génocidaires et reflète un fort préjugé de genre, obscurcissant notre compréhension de la façon dont le génocide est perpétré (Global Justice Center, 2018 ; Ashraph et Radhakrishnan, 2018 ; Farrell Rosenberg, 2021 : 5-6). À la suite d’une conférence sur le thème du genre et du génocide au 21ème siècle, tenue en septembre 2021, et réunissant des experts en droit et du genre, Farrell Rosenberg résume l’opinion des experts présents comme suit :
L’importance excessive accordée aux meurtres en tant qu’acte constitutif du génocide se reflète également dans la façon dont la mens rea, c’est-à-dire l’intention génocidaire, est comprise, à la fois en donnant la priorité aux preuves de l’intention de détruire physiquement plutôt qu’à la destruction biologique et dans le manque de reconnaissance de l’intention génocidaire derrière les actes non létaux qui visent à détruire physiquement le groupe, mais qui n’entraînent pas de mort immédiate. (Farrell Rosenberg, 2021 : 6)
Cette position est soutenue par la jurisprudence de la CIJ et du TPIR, notamment l’affaire Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu. Cette dernière constitue la première fois que le viol et la violence sexuelle sont reconnus dans le cadre du droit pénal international comme un acte de génocide, à savoir « (b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ». Le TPIR expliqua également qu’:
[A]ux fins de l’interprétation de l’article 2(2)d) du Statut, mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, il faut comprendre la mutilation sexuelle, la pratique de la stérilisation, l’utilisation forcée de moyens contraceptifs, la séparation des sexes, l’interdiction des mariages. (Le procureur c. Jean-Paul Akayesu, 1998 : para. 507)
En outre, bien que la jurisprudence ne reconnaisse que la destruction physique et biologique du groupe comme un génocide, elle précise que « la destruction physique ou biologique s’accompagne souvent d’atteintes aux biens et symboles culturels et religieux du groupe pris pour cible, atteintes dont il pourra légitimement être tenu compte pour établir l’intention de détruire le groupe physiquement » (Procureur c. Radislav Krstic’, 2001 : para. 580).
Il est enfin impératif de rappeler que les Etats signataires de la Convention sur le génocide se sont engagés à prévenir les génocides. L’identification d’un risque sérieux de génocide est essentielle pour empêcher le déroulement ultérieur d’atrocités de masse. À cette fin, les Nations unies ont mis en place un cadre d’évaluation des risques pour les crimes d’atrocité (Nations unies, 2014). La France, en tant qu’État membre de la Convention, a l’obligation d’agir à partir du moment où il est déterminé qu’il existe un risque sérieux de génocide. Alors que les tribunaux internationaux déterminent si la Convention sur le génocide a été violée et prononcent des sanctions en conséquence, il appartient aux États signataires de remplir leurs obligations pour prévenir un génocide imminent ou arrêter un génocide en cours. Pour ce faire, les États doivent tout d’abord reconnaître la nature génocidaire des actes perpétrés.
Motifs de constatation d’un génocide dans le cas de la situation des Ouïghours
Le peuple ouïghour correspond à un groupe protégé selon la Convention, car il s’agit non seulement d’un groupe ethnique « dont les membres partagent une langue ou une culture commune » (Le Procureur c. Akayesu, 1998 : para. 513) mais aussi d’un groupe religieux « dont les membres partagent la même religion, confession ou pratique de culte » (Ibid. : para. 515). En outre, il est considéré comme un groupe ethnique distinct par le gouvernement de la RPC lui-même.
Chacun des actes génocidaires est présent dans la situation ouïghoure (Klimeš et Smith Finley 2020 ; Kennedy et al., 2021). La question qui demeure est celle de l’intention ainsi que celle de savoir à quoi correspond la destruction « en partie » stipulée dans la Convention. En 2007, la CIJ a estimé que « l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe en question » (Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), 2007 : 87, para. 198), ajoutant qu’il s’agit d’un critère « déterminant » (Ibid. : 88, para. 201). La CIJ nota également qu’« il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide lorsque l’intention est de détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise » (Ibid. : 87, para. 199) et que, par conséquent, la « zone dans laquelle l’auteur du crime exerce son activité et son contrôle doit être prise en considération » (Ibid. : 87, para. 199). En 2015, il a été ajouté qu’« il convient également de prendre en compte la place de la partie du groupe qui serait visée au sein du groupe tout entier » (Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), 2015 : 66, para. 142).
A ce jour, nombre de chercheurs, ont soutenu de manière convaincante que l’article II(d) est respecté (Farrell Rosenberg et Zenz, 2021), certains estimant que l’article II(b) et/ou II(e) sont également présents (Turdush et Fiskesjö, 2021 ; Van Schaak, 2021). Ces analyses reconnaissent le ciblage des femmes en tant que sous-ensemble du groupe protégé et les façons dont le genre informe la mise en œuvre par les autorités chinoises d’un génocide contre le peuple ouïghour dans son ensemble.
Ce prisme genré fournit un contexte dans lequel placer le viol systématique des femmes ouïghoures à l’intérieur des camps (Hill et al, 2021), les politiques coercitives de contrôle des naissances (Zenz, 2020 ; 2021 ; Ruser et Leibold, 2021), le ciblage des hommes en âge de procréer pour une détention de masse (Thum, 2018), l’envoi de cadres masculins han dans les foyers ouïghours (Byler, 2018) et les violences sexuelles qui caractérisent souvent ces aménagements (Ingram, 2020 ; Turdush et Fiskesjö, 2021 : 34-36), ainsi que les mariages interethniques coercitifs parrainés par l’État entre des hommes han et des femmes ouïghoures (Byler, 2019a ; Shamseden, 2019 ; Turdush et Fiskesjö, 2021 : 25-29, 38), et enfin le placement forcé d’enfants ouïghours dans des orphelinats (Shibli, 2021), des internats (Yi, 2020) ou des écoles maternelles d’Etat (Zenz, 2019a), où ils sont séparés de leur famille pour des périodes allant d’un jour à plusieurs années et élevés selon les coutumes han et non ouïghoures, en parlant exclusivement le mandarin (Byler, 2019b ; Feng, 2022). Il convient en outre de noter que la campagne de stérilisation de masse en cours (Associated Press, 2020) peut être considérée comme un processus de « génocide lent » (Zenz, 2021b ; Farrell Rosenberg et Zenz, 2021) ou de « génocide par attrition », mené dans les contextes coloniaux au cours de la « longue urgence » de l’invasion (Wakeham, 2021).
S’agissant de la situation qui se déroule dans la région ouïghoure, la question de l’intention est essentielle et peut être déduite à partir d’un certain nombre de documents et de discours officiels (Zenz, 2021a). D’après les documents ayant fait l’objet de fuites, il est clair que les ordres relatifs à la campagne d’internement et de rééducation de masse proviennent du plus haut niveau du gouvernement (Ibid. : 10). Il en va de même pour la prévention des naissances et « l’optimisation » de la population (Zenz, 2021b). Les publications universitaires et officielles chinoises ont explicitement lié la menace terroriste perçue et l’instabilité dans la région aux chiffres élevés des populations autochtones, à leur concentration géographique ainsi qu’à leur croissance. Elles ont en outre suggéré des mesures pour répondre à ces « problèmes », à savoir le contrôle des naissances, les transferts interrégionaux de main-d’œuvre et l’immigration massive de Han dans la région (Li, 2017 ; Liang, 2019 ; Zenz, 2021a ; Zenz, 2021b). Il y a donc, à tout le moins, une intention de limiter la croissance naturelle du groupe ouïghour, et peut-être aussi de réduire son nombre actuel, ce qui remplit la condition préalable d’intention pour la constatation d’un génocide sur des bases juridiques (Ibid. : 303).
Un certain nombre d’experts ont collectivement évalué la situation et ont fourni les conclusions suivantes :
– Les avocats spécialisés dans les droits humains du Essex Court Chambers ont déclaré dans leur avis juridique : « on peut au moins soutenir, sur la base des éléments de preuve disponibles, qu’il existe une intention de détruire, en tout ou en partie, la population ouïghoure de la région autonome ouïghoure du Xinjiang en tant que telle », ajoutant que « les éléments de preuve démontrent également que les acta rei [actes coupables] énumérés ci-dessous se déroulent dans le contexte d’un ‘ensemble manifeste de comportements similaires’ dirigés contre la population ouïghoure » (Ibid. : paragraphe 7).
– Le rapport sur le génocide ouïghour du Newlines Institute for Strategy and Policy, après consultation d’experts en droit international, en études sur le génocide et en politique ethnique chinoise, a conclu que la RPC commet un génocide contre les Ouïghours (Newlines Institute, 2021 : 3) : « bien que la commission de n’importe lequel des actes énumérés permette de conclure à un génocide, les éléments de preuve présentés ici permettent de conclure qu’un génocide est en train d’être commis contre les Ouïghours, un groupe ethnique bénéficiant d’un statut protégé, en vertu des alinéas a) à e) de l’article II » (Ibid. : 49).
– Enfin, le Tribunal ouïghour basé à Londres a déclaré : « En conséquence, sur la base des preuves entendues en public, le Tribunal est convaincu au-delà de tout doute raisonnable que la RPC, par l’imposition de mesures de prévention des naissances destinées à détruire une partie importante des Ouïghours du Xinjiang en tant que tels, a commis un génocide » (Tribunal ouïghour, 2021 : 57, par. 190).
Il existe donc de solides fondements juridiques pour conclure qu’un génocide est en perpétration dans la région ouïghoure. De plus, la constatation de la commission d’un génocide sur des bases juridiques est différente du fait de reconnaitre la nature génocidaire des crimes perpétrés dans la région ouïghoure, comme l’a fait l’Assemblée nationale. En ce sens, les arguments soutenant que l’Assemblée n’est pas le lieu pour de telles discussions, et que la détermination du génocide relève exclusivement des tribunaux constitués à cet effet, contournent la responsabilité des représentants du peuple français et contribuent à fermer une discussion significative et nécessaire sur la gravité des politiques chinoises dans la région.
Le génocide culturel
Par ailleurs, de nombreux universitaires font valoir que la législation et la jurisprudence actuelles ne reflètent pas de manière adéquate le rôle joué par la destruction culturelle dans la perpétration d’un génocide. Le génocide culturel ne fait en effet pas partie de la Convention, n’est pas un concept juridique, et est abordé de manière incomplète dans la jurisprudence. Novic (2016) aborde cette question en détail, expliquant la tension inhérente au concept et les difficultés rencontrées lorsqu’on essaie d’inscrire dans la loi. Finnegan (2020) soutient que les groupes minoritaires ne sont pas suffisamment protégés du risque de génocide culturel par le cadre juridique international actuel et suggère que « l’élargissement de la définition internationalement reconnue du génocide pourrait être une solution à la question ». Paauwe et Pittalwala (2021) ajoutent que la destruction culturelle, et plus particulièrement la destruction du patrimoine culturel immatériel, doit être mieux prise en compte dans la législation relative aux crimes d’atrocité de masse.
Puisque le concept de génocide prend le groupe, et non l’individu, comme sujet, la destruction de la culture d’un groupe fait partie du processus génocidaire. D’un côté, pour un certain nombre de chercheurs travaillant sur les cas de génocide, la destruction culturelle n’est pas un indicateur de l’imminence du génocide, cette destruction est une partie constitutive du processus génocidaire, et ce dernier est déjà en cours lorsque l’« interférence violente dans les activités religieuses et culturelles » se produit (Moses, 2010: 34 ; voir également Short, 2016 : 17-23). D’un autre côté, Novic (2016 : 4) nous informe que le génocide culturel est désormais largement défini comme un processus à part entière, « qui aurait pour conséquence l’extinction de la culture de certains groupes ethniques, soit par sa destruction ciblée, soit par son assimilation forcée à la culture dominante ». Elle ajoute que le concept de génocide culturel « s’est progressivement détaché du concept de génocide, pour devenir une forme alternative de génocide à part entière : l’ethnocide » (Ibid. : 17). Il existe donc une tension « entre le génocide culturel en tant que technique et le génocide culturel en tant que processus » (Ibid. : 49). Ce qui est sûr est que les génocides physique, biologique et culturel sont loin d’être mutuellement exclusifs :
En pratique l’imposition à un peuple de procédures et de techniques que l’on qualifie généralement de ‘génocide culturel’ aura certainement un impact direct sur la capacité de ce peuple à rester en vie. (Wolfe, 2006 : 398-399)
Quelle que soit sa compréhension du génocide culturel, la destruction constituant le phénomène est bien documentée dans la région ouïghoure. En effet, elle prend la forme de la destruction de lieux de culte (Ruser et al, 2020), de nombreuses interdictions culturelles et religieuses (Leibold et Grose, 2016 ; Klimeš et Smith Finley, 2020 ; Harris, 2020), de l’effacement religieux et culturel dans les manuels scolaires (Mahmut et Smith Finley, 2022), et de la criminalisation des marqueurs de l’identité ouïghoure (Tobin, 2020a ; 2020b). La volonté d’éradiquer toute trace de la présence historique ouïghoure dans la région est telle que les mazars (sanctuaires) et même les cimetières sont la cible de destructions à grande échelle (Thum, 2022). Le réaménagement des maisons ouïghoures selon l’esthétique chinoise (Grose, 2021 ; 2022) fait également partie de cette éradication. Ces actions s’accompagnent de l’élimination systématique des élites culturelles, religieuses, intellectuelles et économiques de la région ouïghoure (Harris, 2019 ; Ramzy, 2019 ; Uyghur Human Rights Project, 2019 ; 2021).
Le colonialisme de peuplement et le génocide
C’est à travers l’étude académique des processus génocidaires qu’une compréhension plus complète de ces phénomènes a progressivement émergé au fil des décennies, et que certains liens ont pu être fermement établis, comme celui entre colonialisme de peuplement et génocide. Ce lien avait déjà été établi par Lemkin. Pour lui, le génocide est une forme particulière de conquête étrangère, d’occupation et souvent de guerre qui est nécessairement de nature impériale et coloniale. En particulier, le génocide a pour but de faire pencher définitivement la balance démographique en faveur de l’occupant (McDonnell et Moses, 2005). Plus précisément, Lemkin affirme que les nazis « visaient à gagner la paix même si la guerre elle-même était perdue » en détruisant, désintégrant et affaiblissant une « nation ennemie ». De cette façon, l’occupant était « en mesure de traiter avec … d’autres peuples du point de vue de la supériorité biologique » (1944 : 81 ; voir aussi Lemkin, 1946).
Depuis lors, les travaux de chercheurs, principalement des historiens, tels que Moses (2004 ; 2008) et Madley (2016), etc. ont contribué à comprendre comment le colonialisme de peuplement et le génocide sont liés l’un à l’autre. Comme l’explique Zimmerer (2014) :
Le colonialisme, en particulier le colonialisme de peuplement, peut être considéré comme le contrôle de l’espace (terre) sur la base de la race. Il s’agit, à tout le moins, d’un accaparement des terres par les colonisateurs à une échelle véritablement mondiale. La violence génocidaire a accompagné le processus de colonisation, en particulier dans les colonies de peuplement. (Ibid. : 273)
Wolfe (2006) établit un lien similaire entre le colonialisme de peuplement et le génocide, ajoutant que le premier « détruit pour remplacer » selon une « logique d’élimination », et que cette destruction inclut les groupes autochtones tels qu’ils existaient avant l’occupation de leur territoire. Cette destruction ne vise pas seulement les pratiques culturelles et religieuses du groupe autochtone, mais cherche dans de nombreux cas à effacer les traces physiques de la présence du groupe sur le territoire concerné, l’objectif étant l’extinction progressive du groupe.
La majorité des spécialistes de la région ouïghoure (Thum et al, 2018 ; Leibold, 2019 ; Millward, 2021 ; Roberts, 2020, Cliff, 2016 ; 2022 ; Clarke, 2021 ; Turdush et Fiskesjö, 2021 ; Smith Finley, 2021 ; 2022 ; Byler, 2022b ; Grose, 2022 ; Salimjan, 2022 ; Tynen, 2022) reconnaissent désormais ouvertement le passé colonial de la région et admettent la relation coloniale entre les Ouïghours et l’État chinois. Cette perspective du colonialisme de peuplement est très pertinente pour comprendre la situation des Ouïghours. Les Ouïghours, peuple majoritaire autochtone de la région, constituent un obstacle à l’exploitation des riches ressources de la région (Ji, 2016) et à l’installation permanente des Han (Becquelin, 2000 ; Toops, 2004 ; Bellér-Hann, 2014 : 175-179), ainsi qu’à la revendication géopolitique du gouvernement chinois selon laquelle la région fait partie de la Chine depuis l’Antiquité (Bovingdon, 2004 : 354-355 ; Millward, 2009 : 70-71). La région qui est leur terre ancestrale est stratégiquement importante (Clarke, 2015), encore plus depuis le lancement du projet des « Nouvelles routes de la soie » (One Belt One Road) en 2013 (Clarke, 2020). Le gouvernement chinois a choisi de ne pas reconnaître la nature coloniale de la présence chinoise dans la région à plusieurs reprises dans le passé (Roberts, 2020 : 24, 58), et cherche maintenant à décoloniser sa relation avec la région par la « mort sociale » de son groupe autochtone majoritaire, le peuple ouïghour (Tobin, 2022).
La sécurité permanente et le génocide
Enfin, il est important de souligner que la compréhension et l’utilisation du concept de génocide ont récemment fait l’objet de critiques. Dans son dernier livre, Moses (2021) retrace l’histoire du terme, en accordant une attention particulière à la manière dont il a été rétréci et dépolitisé au cours du processus par lequel il a été inscrit dans le droit international. Cette dépolitisation signifie que seules des personnes innocentes (« apolitiques ») peuvent être victimes de génocide, des personnes qui sont attaquées uniquement pour des raisons d’identité, « en tant que telles », comme le dit la Convention. Cela signifie que les États peuvent prétendre attaquer de manière justifiée une population civile pour des raisons de sécurité politique, comme la répression d’une insurrection et la lutte contre la sécession (Ibid. : 17). En d’autres termes, la définition juridique élimine de nombreux cas de violence de masse et, surtout, signifie que les États « pourraient éviter de commettre un génocide en prétendant agir à des fins politico-stratégiques » (Ibid. : 17).
Un concept que Moses considère plus utile pour reconnaître et répondre à la violence de masse est la « sécurité permanente », résumée comme suit :
La logique fatale de la sécurité permanente est l’attribution paranoïaque de la culpabilité collective, puis l’action préventive : les groupes sont collectivement responsables des actions de quelques membres et attaqués avant qu’ils ne puissent mettre en péril la nation. En ce sens, les fantasmes raciaux et la paranoïa sécuritaire se croisent avec des conséquences fatales pour les groupes victimes. (Ibid. : 275)
Le concept de sécurité permanente est essentiel pour comprendre la situation des Ouïghours (Roberts, 2018 ; Zenz, 2021a). L’ensemble de la population est visé afin d’empêcher tout futur mouvement séparatiste. Cela signifie que tous les Ouïghours sont attaqués pour ce que certains d’entre eux pourraient faire. Le concept de « sécurité de la population », qui est de plus en plus répandu dans les publications universitaires et officielles concernant la lutte contre le terrorisme et la stabilité de la région ouïghoure (Zenz, 2021b : 296), fait partie de la volonté de sécurité permanente, en plus de la sécurisation rapide de la région depuis 2014 (Zenz et Leibold, 2017 ; Zenz, 2018 ; Kam et Clarke, 2021 ; Byler, 2022a). Le génocide ouïghour peut être considéré comme l’une des étapes nécessaires à la réalisation du « rêve chinois » de Xi Jinping, qui s’aligne sur les sympathisants de la politique ethnique de deuxième génération qui prônent l’homogénéisation de la société chinoise par l’assimilation des peuples non-Han dans la majorité Han (Hu et Hu, 2011 ; Leibold, 2013 ; Elliot, 2015 ; Tobin 2020a, 2020b). Plus précisément, comme mentionné précédemment, la région ouïghoure est devenue un territoire encore plus important pour la RPC depuis le lancement du projet des « Nouvelles routes de la soie » (Clarke, 2020). Les préoccupations actuelles en matière de sécurité sont également considérées comme essentielles à la réalisation des deux objectifs centenaires du PCC pour le 21ème siècle (Zenz, 2021a : 5-6). Il semblerait donc que Xi Jinping et son administration cherchent une « solution finale » au problème ouïghour (Zenz, 2019b), une solution qui permettrait de « stabiliser » la région et de la rendre définitivement chinoise sans rencontrer de résistance de la part des peuples turciques autochtones, dont le plus numériquement important est le peuple ouïghour.
Conclusion
En conclusion, des discussions sérieuses entre spécialistes sont en cours depuis 2019 quant à l’applicabilité du terme génocide à la situation qui se déroule au sein de la région ouïghoure. Dans cet article, nous espérons, premièrement, avoir expliqué pourquoi l’émergence d’un « consensus scientifique » sur cette question n’est pas aussi simple que certains politiciens et commentateurs le laissent entendre ; avoir montré qu’un tel consensus commence néanmoins à émerger ; et avoir mis fin à la confusion entre meurtre de masse et génocide. Ensuite, nous espérons avoir permis au lecteur de mieux comprendre la conclusion à laquelle sont parvenus les quelques dizaines de spécialistes qui ont publiquement pris position identifiant la situation ouïghoure comme génocide, conclusion à laquelle s’est récemment ralliée l’Assemblée nationale française lorsque celle-ci a reconnu la nature génocidaire des actes commis.
Il est enfin important de considérer que la profondeur et l’étendue remarquables des travaux cités ci-dessus ont été entrepris dans des conditions où l’accès à l’information est rendu difficile par le parti-État chinois et où les chercheurs subissent d’immenses pressions de sa part. Dans ce contexte, il est particulièrement préjudiciable d’insinuer qu’il n’y a pas de consensus entre les chercheurs ou qu’il n’existe pas d’informations suffisantes pour porter un jugement.
Nous demandons que les discussions publiques sur ce sujet commencent à prendre en compte le travail rigoureux des universitaires et des juristes qui ont consacré leur carrière à l’étude et à la compréhension de ces questions.
Bibliographie :
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